L’été de mes vingt ans
Quand j’ai rencontré Raoul (nom fictif) en personne pour la première fois, ça faisait déjà quelques années que nous communiquions régulièrement par Internet. Notre intérêt commun pour les arts graphiques a été le point de départ de notre amitié. Derrière un écran d’ordinateur, j’étais libre. Je n’avais aucune contrainte, aucun handicap. Je pouvais être ce que je voulais, et ce que je désirais être était beaucoup de choses que je n’étais pas. Personne n’aurait pu deviner que derrière ces écrits directs et provocateurs se trouvait une fille comme moi. C’est ce que j’aime de l’art et de l’écriture, ils nous permettent d’exprimer une partie de nous qui existe et qui nous définit, mais qui ne se manifesterait pas autrement.
Lorsque je communique par écrit, la barrière de l’handicap n’existe plus. je n’ai plus besoin de me concentrer et de travailler deux fois plus fort pour comprendre, ce qui permet à mon cerveau de se reposer et de prendre des vacances (bien méritées).
C’est un peu dangereux dans un sens, car c’est facile de se cacher derrière un écran et mener une double vie à l’abri des regards. J’ai d’ailleurs très longtemps préféré ma vie virtuelle à la réalité car celle-ci était beaucoup plus vivante, excitante, et surtout facile. Ce n’est que plus tard que j’ai finalement compris que la vraie vie, et la plus gratifiante, est celle qui se passe autour de nous.
L’année précédant ma rencontre avec Raoul, j’avais quitté le Nouveau-Brunswick pour venir étudier à Gatineau. En déménageant dans cette grande ville où je ne connaissais personne, j’ai beaucoup appris et j’ai aussi beaucoup changé. Profitant de l’anonymat relatif qu’on trouve ici, je me suis rebâti une identité et une confiance en moi. À mon grand bonheur, j’ai déniché un stage dans mon domaine dès le premier été, à Montréal. Je me suis lancée dans cette aventure à pieds joints et c’est dans cette ville que j’ai finalement rencontré Raoul en chair et en os.
Je suis tombée très vite sous le charme de cet homme et de sa merveilleuse famille. Je savais qu’avec Raoul, j’aurais toujours l’heure juste et qu’il me ferait rire tous les jours jusqu’à en avoir mal au ventre! Pour la première fois de ma vie, ma surdité ne semblait pas être un problème dans mon couple. J’irais même jusqu’à dire qu’il y avait une certaine indifférence par rapport à tout ça, une indifférence qui était rafraîchissante pour moi après avoir vécu des années avec la honte! Je voyais ça comme une acceptation complète et totale. Je ne le savais pas encore, mais j’en avais beaucoup à apprendre.
L’amour fou
C’est avec lui que j’ai découvert l’amour fou, aveugle (et probablement sourd aussi!) Il aurait pu me demander de sauter en bas d’un pont et je l’aurais fait sans poser de questions. Dans ma tête, il était le plus beau, le plus drôle, le plus « tout ». Ma vie tournait autour de lui et je ne voyais rien d’autre, telle une jument avec ses oeillères. J’ai accepté plusieurs habitudes de vies malsaines qui étaient contre mes valeurs parce que je tenais à être la blonde la plus cool, et aussi parce que je savais que si je ne les acceptais pas, il faudrait que je m’en aille, car il ne changerait pas pour moi. Je me suis manquée de respect, mais je croyais que c’était le prix à payer pour vivre ces moments magiques.
Aux yeux de Raoul, j’étais une grande fille, capable de me débrouiller moi-même avec mes défis. Je l’avais fait jusqu’à maintenant, après tout. Et puis en ville, ça en prenait beaucoup pour faire peur aux gens, la diversité qu’on y retrouve faisait en sorte que je ne me faisais plus autant regarder de travers, et c’était plus facile pour moi de m’assumer. On riait souvent des situations cocasses qui m’arrivaient. Rire de soi, j’aime ça, ça rend la surdité moins lourde à porter et c’est une excellente façon de mettre les autres à l’aise. Par contre, il y a des gens qui ont moins le tour et qui ne comprennent pas la nuance entre rire AVEC moi et rire DE moi!
Rire avec moi : Péter en pensant que je ne m’en apercevrai pas, et rire parce que j’ai senti les vibrations (ou l’odeur!)
Rire de moi : Raconter à qui veut l’entendre que tu peux péter comme tu veux parce que je ne l’entends pas.
Rire avec moi : Me faire remarquer que je fais du bruit quand je mange et rire parce que je ne m’en suis pas rendue compte.
Rire de moi : Parler à la troisième personne en disant : « une chance qu’elle ne s’entend pas manger! »
L’été tirant à sa fin, il fut temps pour moi de revenir à Gatineau afin d’entamer ma deuxième année universitaire. Pendant les mois qui ont suivi, nous avons communiqué plusieurs fois par jour par courriel, vidéoconférence ou messagerie instantanée puisque c’était impossible pour moi de le faire par téléphone. Ce n’était pas toujours facile de vivre une relation aussi intense que la nôtre à distance, mais presque chaque weekend, je sautais dans l’autobus pour aller le retrouver. Mine de rien, je me suis attachée à lui sans remarquer que les sentiments que j’éprouvais n’étaient pas partagés au même degré.
Lorsque le printemps s’est pointé le bout du nez, mon offre de stage a été renouvelée à Montréal. J’ai fait une demande de transfert d’université pour poursuivre mes études à l’UQAM, et j’ai emménagé avec Raoul. Enfin, nous nous retrouvions, et plus rien de pourrait nous empêcher d’être ensemble! L’année avait été difficile et j’étais épuisée de tous ces allers-retours. J’étais excitée à l’idée de commencer un nouveau chapitre de ma vie à Montréal, mais surtout heureuse qu’on puisse enfin être un vrai couple, et pas juste un couple de fin de semaine.
La chute
Mon bonheur fut de courte durée : peu après mon déménagement, Raoul m’a annoncé qu’il avait reçu une offre d’emploi pour aller travailler en Australie et qu’il l’avait acceptée. Sans en avoir discuté avec moi, bien que nous étions ensemble depuis presqu’un an. Bien sûr, je savais qu’il recevait souvent des offres d’emploi des quatre coins du globe et que c’était son rêve d’en accepter une un jour, mais je n’aurais jamais pensé que ce serait produit si rapidement après mon déménagement. Je lui avais toujours dit que je le suivrais au bout du monde, mais là le timing était vraiment mauvais.
Il ne me restait qu’une année d’université pour obtenir mon diplôme. Un baccalauréat, c’est tout un accomplissement pour une personne sourde ou malentendante; moins de 12% d’entre nous font des études de niveau universitaire, selon Statistique Canada. Ce chiffre comprend les personnes avec une perte d’audition légère, et si on devait compter seulement les sourds profonds comme moi, le pourcentage tomberait en dessous de 2%. J’ai commencé à penser à mes parents et à toute l’aide qu’ils m’avaient apporté, à mes anciens profs, à toutes les personnes qui ont travaillé super fort pour que je puisse me rendre jusque là et moi je m’en allais tout laisser tomber pour suivre cet homme à l’autre bout du monde. Oui, je l’aimais, mais est-ce que je l’aimais plus que je m’aimais moi-même?
Dès que j’ai émis mes réservations, il est devenu clair que Raoul partait, avec ou sans moi. Il n’était pas question pour lui de poursuivre la relation à distance ou attendre quelques mois pour que je le rejoigne. Je n’ai jamais eu de la peine de même de ma vie. Mais ce qui aurait pu se terminer comme une simple peine d’amour, a pris une toute autre proportion quand, moins de 3 semaines après son départ, je me suis retrouvée dans le silence total suite à un bris interne de mon implant cochléaire et qu’on m’a réimplantée d’urgence (Lire : L’implant cochléaire à 21 ans). J’ai dû affronter cette épreuve sans la personne qui comptait le plus pour moi. J’ai passé de longues journées à l’hôpital à tourner la situation dans tous les sens, à penser à lui, à souhaiter sa présence, à écrire, à pleurer, à prier même. Je ne me souviens pas de m’être jamais sentie aussi vulnérable et seule qu’à ce moment. Heureusement mes parents n’ont jamais quitté mes côtés. La petite fille en moi leur est éternellement reconnaissante, mais la femme de 21 ans que j’étais n’était plus que le reflet d’elle-même.
Après l’opération, j’ai passé un autre mois dans le silence le plus total en attendant que l’implant soit bien cicatrisé pour qu’on puisse l’activer. J’ai dû me résigner à abandonner mes cours pour le reste de la session car je n’étais plus fonctionnelle du tout, principalement en raison d’une perte d’équilibre occasionnée par la chirurgie. Je passais mon temps sur mon ordinateur à écrire des chansons d’amour, à vivre la nuit et dormir le jour. Ma peine était tellement palpable; je m’enfermais dans mon garde-robe plusieurs fois par jour pour pleurer toutes les larmes de mon corps. Je n’entendais plus rien. Je n’avais plus d’amoureux. Je ne pouvais plus aller à l’université. J’étais loin de ma famille et de mes amis. J’étais complètement perdue, ma vie n’avait plus aucun sens. C’est là que j’ai touché le fond du baril comme on dit. Mourir, ça me semblait beaucoup plus facile que d’affronter tous les obstacles qui se dressaient devant moi. J’ai contemplé longtemps entre mes larmes une ceinture qui pendait d’un crochet en me disant que je devrais peut-être essayer, juste pour voir comment ça feel.
Se tenir debout
Pour la première fois de ma vie, je n’allais pas à l’école, je ne travaillais pas et je n’avais aucune obligation. C’était l’occasion parfaite pour partir en voyage et me changer les idées en attendant ma guérison physique (et émotionnelle). Je souhaitais aller en Australie, mais je n’en avais pas les moyens. En plus, je ne parlais pas anglais et je n’avais jamais pris l’avion seule. Mais j’étais tellement au bord du gouffre, que je savais que je devais faire quelque chose de drastique pour m’en sortir. Je me souviens encore comme si c’était hier de la conversation que j’ai eue avec mon père. Je lui ai mentionné par messagerie instantanée que j’aimerais vraiment faire ce voyage et que Raoul avait accepté de m’accueillir chez lui. J’avais vérifié le coût des billets d’avion et je lui ai demandé s’il pourrait les acheter pour moi et que je lui rembourserais. Encore aujourd’hui, je ne sais pas encore pourquoi il l’a fait, mais il a dit oui et a acheté mes billets d’avion sur-le-champ. Quand ma mère a appris la nouvelle, elle était tellement fâchée! « Franchement Hermel, tu vas envoyer ta fille toute seule à l’autre bout du monde. Elle est sourde et elle ne parle même pas anglais! » Mon père ne le savait pas à ce moment, mais il venait probablement de me sauver la vie.
Dès le moment où mon père a dit oui, j’ai cessé d’être triste. J’avais un but, des rêves, des choses à voir et à faire, je ne pouvais pas mourir. J’ai retrouvé peu à peu mon entrain et de ma joie de vivre. Ce fut la première et la dernière fois de ma vie que je pensa au suicide.
La vie est drôlement faite parfois. Elle a le don de mettre sur notre chemin les bonnes personnes au moment où on s’y en attend le moins. Lorsque je patientais pour l’embarquement à l’aéroport pour prendre mon premier vol en direction de Vancouver, j’ai vu un garçon d’environ mon âge avec un livre de Lonely Planet intitulé « L’Australie ». J’avais le même livre dans mes mains! Je l’ai approché en lui disant : « Tu vas en Australie? Moi aussi! ». Il s’appelait Patrick et dans l’avion, nos places étaient presque voisines. Nous sommes devenus amis instantanément et nous avons discuté avec animation durant tout le vol. Nous parlions de nos plans de vie et ce qu’on allait voir et faire là-bas. De son côté, il prévoyait rester en Australie pour la durée de son visa d’un an tandis que moi j’y allais pour un peu moins d’un mois. Une fois à Vancouver, il m’a aidé à naviguer dans l’aéroport, et m’a servi d’interprète, ce que j’ai énormément apprécié, car lors de notre deuxième escale à Hawaii, notre avion n’a pu repartir et nous avons dû passer 2 jours là-bas (mettons qu’on ne s’est pas plaints!). S’il ne m’avais pas accompagnée, je n’aurais pas compris les nombreux messages des agents de bord, les instructions pour aller à l’hôtel et revenir à l’aéroport, comment réserver mes nouveaux billets et ma chambre d’hôtel, etc. OK, je me serais débrouillée, mais ça aurait été difficile, stressant et compliqué pour moi.
Quand j’ai revu Raoul, j’étais contente. Mais tout me semblait terne après Hawaii. J’avais réalisé beaucoup de choses entre le moment où j’ai quitté le Québec et où j’ai mis les pieds en Australie. J’avais compris que c’était possible pour moi de cliquer, même amicalement, avec quelqu’un d’autre que lui, qu’il n’était pas ma seule option dans l’univers, comme je l’ai longtemps pensé. Grâce à Patrick, j’ai eu un aperçu de ce que devrait être une relation saine et ça m’a fait beaucoup de bien. J’ai compris que pour avoir ça, je devais prendre ma vie en main et rester fidèle à moi-même, que je n’avais pas besoin d’accepter des choses contre mes valeurs pour qu’on m’aime. Je me suis rendue compte que je faisais beaucoup de compromis pour quelqu’un qui n’en faisait peu pour moi et que je serais toujours malheureuse à courir après son coeur.
En Australie, j’ai perdu un amour, mais j’ai gagné un ami pour la vie. Patrick m’a appris deux mots très importants :
Carpe Diem – Vis le jour présent sans te soucier du lendemain
J’ai refait ma valise et j’ai passé la deuxième moitié de mon voyage dans un hôtel pour les backpackers, partageant une petite chambre avec 5 autres personnes venant des quatre coins du monde. J’ai exploré Sydney, timidement au début, puis à fond quand j’ai réalisé que mes seules limites étaient celles de mon imagination. J’étais enfin libre.
Ma peine d’amour viendra me hanter à coup de vagues durant des années par la suite, mais je n’ai jamais regretté mon choix. J’ai finalement compris ce que je cherchais vraiment dans la vie et je me suis fait la promesse de rester célibataire jusqu’à ce que je trouve la bonne personne. La personne avec qui je serai en équilibre. La personne qui m’aimera autant que je l’aime. MA personne.
7 Comments
Ouffff…..Nancy, tu m’as fait tellement pleurer. Je ne pensais pas que tu vivais toutes ces choses là. Ça vaudrait la peine de publier un livre. N’est-ce pas un de tes rêves. Love U xox
Moi aussi, Nancy, ton histoire d’amour m’a fait pleurer à chaudes larmes. J’ai pensé la même chose que Béatrice. Tu dois écrire un livre. La famille n’avait AUCUNE idée de tout ce que tu vivais. Je t’aime beaucoup, ma chouette. xox
Ah Nancy, Nancy, c’est incroyable ce que tu as passé au travers. J’admire ton courage et ta tenacité
Mon rêve serait que tu écrirais un livre . On va dire comme Yvette que c’est vrai que personne des McLaughlin n’était au courant de ce que tu vivais. Merci de tout partager avec nous. Sa nous rapprochent tellement plus. Je t’aime ma belle. Tu mérites vraiment d’être aimé comme tu l’es présentement par un mari exceptionnel et 3 adorables enfants.
Bonjour, Nancy je suis le cousin a ton père et je suis très fière de toi et de tout ton cheminement, c’est incroyable le courage et la détermination que tu as. Ton histoire me touche et me donne la force de surmonter mes peurs .Tu m’a fais rire et même pleurer et j’ai déjà hâte de lire ton prochain chapitre et peut-être un jour ton livre.
Tu es une femme exceptionnelle et unique. J’admire ton courage et ta force interne. Tu es un modele pour nous tous! Je me suis toujours dit, a plusieurs reprises dans ma vie que rien n’arrive pour rien. Je crois que tu peux t’y attacher aussi. Merci de partager ceci avec nous.
Chère Nancy
Ton texte m’a beaucoup touchée, surtout la façon que tu as de décrire combien une relation malsaine t’a appris à respecter tes valeurs et tes choix. J’ai passé par la même « épreuve » mais je ne crois pas que je pourrais en parler avec autant de grâce que toi, la colère étant encore palpable sous l’épiderme. Mais, j’y arrive, moi aussi, grâce à l’amour de Jacques qui m’aide à comprendre ce qu’est le vrai amour: le respect, l’entraide, la joie d’être à deux. Merci et j’ai hâte de rentrer à la maison pour transformer mes chroniques floridiennes en blogue !!! Merci encore de ta belle écriture et de ta générosité.
Quel beau texte, merci de l’avoir écrit! 🙂